
L’inlassable finité de l’être
« Si l’homme n’avait pas de conscience éternelle, si au fond de toutes choses, il n’y avait qu’une puissance sauvage et bouillonnante, produisant toutes choses, le grand et le futile, dans le tourbillon d’obscures passions, si le vide sans fond que rien ne peut combler se cachait sous les choses, que serait donc la vie sinon le désespoir ? »
– Søren Kierkegaard, Craintes et tremblements.
« Kierkegaard peut crier, avertir, ce cri n’a pas de quoi arrêter l’homme absurde. Chercher ce qui est vrai n’est pas chercher ce qui est souhaitable. Si pour échapper à la question angoissée « Que serait-donc la vie ? » il faut comme l’âne se nourrir des roses de l’illusion, plutôt que de se résigner au mensonge, l’esprit absurde préfère adopter sans trembler la réponse de Kierkegaard : « le désespoir ». Tout bien considéré, une âme bien déterminée s’en arrangera toujours. »
– Albert Camus, Le mythe de Sisyphe.
Il y a plusieurs manières de se consoler de son insignifiance : Kierkegaard se réfugie dans une foi aveuglante, Camus s’insurge. Roy Andersson ne fait ni l’un ni l’autre et déclare « sad is funny » quand on l’interroge sur l’humeur tragique de ses films.
Le cinéma du réalisateur suédois n’a pas changé : des scènes courtes et pâles, sur fond de tragi-comédie cernant l’humanité dans son attendrissante fragilité et son inimitable horreur. Ici, la théâtralité du quotidien n’est plus seulement heurtée au mur de sa vanité, elle prétend désormais à l’éternité. Pour l’éternité : énième film de Roy Andersson, figé dans une démarche redondante, ou potentiel salut final du réalisateur ?
Pour l’éternité, l’homme restera ancré dans cette banalité cyclique qu’Andersson fragmente en particules cyniques. Le spectateur n’en est plus le seul témoin, une voix féminine vient ouvrir les séquences par une formule répétitive : « j’ai vu… », saisissant l’instant banal dans l’acmé de son insignifiance, embrassant ainsi sa contingence et sa vétusté.
« L’instant est cette équivoque où le temps et l’éternité se touchent. »
– Søren Kierkegaard, Le concept d’angoisse.
La réalité est purifiée dans son esthétisme pour s’enfoncer dans sa facticité. Le réalisme quotidien côtoie un surréalisme onirique, comme la scène avec le couple envolé au-dessus des ruines le montre. Néanmoins, si comme les précédents films de Roy Andersson Pour l’éternité transpire d’un sarcasme insolent, le tout est davantage comique et émouvant.
Effectivement, s’il y a une chose qui ne peut se greffer à l’éternité, c’est bien l’existence humaine. Le personnage du curé se dévêt de son costume de passeur vers la vie éternelle pour se retrouver dans une crise existentielle qui est la dernière des priorités de son psychiatre. Des parents viennent fleurir la tombe de leur enfant, saveur d’un amer dérèglement des cycles. Une promesse de seconde vie sous forme de tomates est faite entre un frère et une sœur.
Ainsi, si on peut reprocher au réalisateur d’avoir inclus l’éternel retour au sein même de sa démarche cinématographique, il demeure que le tout marche terriblement bien. En moins d’une heure et demie, Roy Andersson arrive à faire sourire bêtement et à émouvoir aux larmes, et son projet ne s’essouffle que parce qu’il est victime de son apogée.
Comme un des personnages du film le rappelle, « tout est formidable » : puisque nous sommes coincés dans cette absurdité déraisonnée du monde, autant la caricaturer pour en faire ressortir sa sublimité tiraillée.
« Dans l’univers soudain rendu à son silence, les milles petites voix émerveillées de la terre s’élèvent. Appels inconscients et secrets, invitations de tous les visages, ils sont l’envers nécessaire et le prix de la victoire. Il n’y a pas de soleil sans ombre et il faut connaître la nuit. L’homme absurde dit oui et son destin n’aura plus de cesse. »
– Albert Camus, Le mythe de Sisyphe.
Pour l’éternité de Roy Andersson / Avec Martin Serner, Jessica Lothander, Jessica Lothander / Sortie le 4 août 2021.
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