
Tours et détours du désir
« La passion ça viendra peut-être un jour, avec amour et tendresse en même temps, j’espère…» écrit Éric Rohmer dans Le Trio en mi-bémol. C’est à ce doute si essentiel que tend à nous ramener Ryūsuke Hamaguchi dans son long-métrage sorti en 2022. Amours présentes et révolues, affection et mémoire, fêlures et carmen, voilà les motifs autour desquels l’auteur se concentre et élabore des passerelles. Dans une œuvre consciente de se saisir de poncifs, le spectateur pourra néanmoins prendre plaisir à se perdre devant ces jeux de l’amour et du hasard transposés au pays du soleil levant.
Maniant habilement la drôlerie des codes du drame populaire, Hamaguchi parvient à sublimer la dimension initialement peu noble du sujet. Cela s’opère dans une pénétration du domaine de l’intime qui oscille entre les lieux communs et la personnalité fantasque des protagonistes. Les trois intrigues successives et distinctes qui compartimentent le film ont pour lien d’être toutes impulsées par les ressorts bien connus du quiproquo, de la rencontre impromptue et autres coups du sort. Dans cette disposition en apparence peu novatrice, le réalisateur dresse toutefois une convaincante esquisse de la passion.
L’amour est représenté sous l’égide du verbe et du rapport au temps. Au travers de ces petites nouvelles, Ryūsuke Hamaguchi met en scène de longs dialogues épanchés où les descriptions des ardeurs naissantes sont bousculées par la jalousie qui entraîne des non-dits ou des paroles de trop. De plus, les caprices du cœur sont à chaque fois reliés à une réflexion autour du passage des ans sur les corps : tantôt repris par des attachements fantômes, tantôt contraints par les contingences du déroulement social, les dérives du désir cohabitent mal avec l’exigence de s’inscrire dans une place définie.
Les inclinations incandescentes qui transpercent les personnages viennent donc briser l’ennui d’un monde de l’hyper contrôle où la factualité médiatique affadit l’existence. Cet écart entre le nomadisme des affects et la rudesse de l’échiquier social induit dans chaque conte une espèce d’ironie tragique : une jeune mannequin adulée de tous se risque à saboter amitié et amour par son inaptitude à faire des concessions face à ses sentiments ; une étudiante brillante qui s’enorgueillissait de sa maturité autant que de ses audaces amoureuses se retrouve abandonnée par tous suite à un lapsus fatal ; deux amantes du lycée se sont perdues de vue à cause de l’exigence (ici pesante) de la maternité.
La cruauté des mécanismes dépeints se trouve enfin acceptée dans une enveloppe générale de contemplation mélancolique. L’esthétique du quotidien inhérente à la culture japonaise se retrace ici dans l’influence de Yasujirō Ozu, cinéaste acharné qui a cristallisé dans le septième art le concept de mono no aware ( 物の哀れ), que l’on pourrait traduire par « l’émotion nostalgique, la sensibilité et l’empathie envers les choses ». Hamaguchi perpétue donc cette tradition à travers son art du cadrage précis et sa juste peinture de la beauté éphémère du monde humain au fil des saisons. Cette dimension esthétisante crée un contraste saisissant avec la violence de la passion.
Ces contes du hasard et autres fantaisies produisent un délice doux et amer, une joliesse empreinte d’âpreté et de ressentiment amoureux. Ryūsuke Hamaguchi signe ainsi une exquise œuvre de malice non dépourvue d’une grande tendresse cathartique pour les aléas du cœur.
Contes du hasard et autres fantaisies de Ryūsuke Hamaguchi / Avec Kotone Furukawa, Ayumu Nakajima, Hyunri / Sortie le 6 avril 2022.
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