La Maman et la Putain (1973) de Jean Eustache

Dans le Saint-Germain-des-Prés des années 1970, un jeune mirliflor sans travail incarné par Jean-Pierre Léaud est pris entre les amours opposées d’une femme protectrice et d’une dévergondée.

© Les Films du Losange

Nuage amer et sprezzatura

La Maman et la Putain est un film d’un autre temps. C’est un temps relié au nôtre car il est celui des histoires sans histoire, hors de l’Histoire et dont la narration semble trouée et marginale. C’est néanmoins un temps lointain emprunt d’une sorte d’insouciance désinvolte et d’une atmosphère de liberté et de secret.

Jean-Pierre Léaud s’est transformé en un néo-dandy, affectant une solennité néoromantique, touchante et délicieuse d’ingénuité. L’auteur déploie un univers de Foulards extravagants, de robes marocaines, dissimulant des corps opulents aux lignes serpentines, et de décors estompés par les volutes de fumée de cigarette. Le spectateur peut alors se perdre dans ce tableau, non sans ironie, qui propose une ambiance anarchique et stylisée.

Mais cette forme de sprezzatura, cette nonchalance affectée, imprégnant chacun des détails de l’œuvre, est loin de se limiter à une posture et à un jeu d’apparence. C’est au contraire une fresque sur la vie humaine, à la manière d’un roman russe, avec cette intensité passionnée des personnages de Dostoïevski, cherchant sans cesse à dépasser le relativisme raisonneur, bourgeois et libéral. La Maman et la Putain s’offre comme un apologue satirique d’une nouvelle aristocratie fondée sur l’anticonformisme comme une espèce d’élégance émergente, jusqu’à la folie et la mort.

Splendeurs et misères des déclassés, donc, mais encore forêts de névroses et de tribulations amoureuses, voilà ce que représente La Maman et la Putain. Le spectateur y voit la destruction du canon du film hollywoodien et commercial tel que Walter Benjamin l’avait implicitement rêvée. Les acteurs sont des spectres revêtus de soie et de velours qui errent dans des vies souterraines rythmées d’idylles nauséabondes. Leurs divertissements autodestructeurs sont autant d’oppositions fulgurantes aux ordres du mariage, de la reproduction sociale voire de l’idéologie de croissance et de production.

Hélas, il est difficile de ne pas éprouver de nostalgie face à la gentrification mortifiante de ce Saint-Germain-des-Prés dont le charme sulfureux des années 1970 semble bien terni. Où ont donc fui les costumes merveilleux faits de riens, les nuits envoûtantes somptueusement parées de cette vacuité si particulière qui vacillait entre ingénuité et morbidité, ces aléas de vies originales, décadentes et entremêlées ? Tous ces lieux se sont comme figés dans un glacis de carte postale pour le tourisme international. Seul demeure ainsi le souvenir. La Maman et la Putain est à la fois une épopée des lâches et une fable mystique prévoyant dans un grincement le cauchemar postmoderne.

Ce film extraordinaire est enfin une pierre de plus à cette cathédrale imaginaire du mythe de Paris. Il nous invite à faire vibrer encore la ville qui fut un temps la capitale du monde et des arts. Son esprit vif et sa drôlerie lunatique peuvent désormais être érigés en modèle de « génie ».

La Maman et la Putain de Jean Eustache / Avec Bernadette Lafont, Jean-Pierre Léaud, Françoise Lebrun / Sortie en 1973, reprise en juin 2022.


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