Rencontre avec Alessandro Comodin

Alessandro Comodin est un réalisateur italien né en 1982 dans le Fioul. Son troisième long-métrage, “Les Aventures de Gigi la Loi”, a fait l’ouverture du festival bruxellois En Ville après un passage remarqué à Locarno. À cette occasion, nous l’avons rencontré.

© Avril Poirier

Ton premier long-métrage, L’été de Giacomo, suit un jeune homme sourd. À l’exception du premier plan, le film ne donne aucun contexte à l’action. Quel était le processus ?

Initialement, je voulais filmer le dernier été de Giacomo avant qu’il ne fasse une opération pour entendre. J’avais une idée complexe et articulée du film : je voulais faire un montage parallèle entre l’été de Giacomo à la campagne et son processus médical, de l’opération à l’activation de cet appareil. Qu’est-ce que donnait l’arrivée du son dans la vie de quelqu’un qui n’avait jamais pu l’apprécier ? Nous avons donc filmé son été avant l’opération… Il ne s’est rien passé, j’étais pas prêt, c’était pas bien. J’ai ensuite filmé l’opération. Le moment miraculeux devait être le moment où Giacomo recevait le son dans son cerveau, mais il n’y a pas eu de miracle. J’étais un peu triste parce que tout mon projet tombait à l’eau. Une fois son appareil activé, j’ai découvert une chose très intéressante à filmer : l’orthophonie. Giacomo apprenait à reconnaître les sons et à leur donner un sens : d’abord les sons, puis les syllabes, ensuite les mots. J’ai commencé à écrire des mots qui auraient pu me servir pour ce montage parallèle. Sur cette base-là, je suis passé à l’été suivant. Et là, j’ai filmé ce qu’est devenu le film.

Le miracle n’était pas là où Giacomo et moi ne l’attendions, il était dans le fait même de faire le film : il y avait de vraies séquences, une vraie relation entre lui et Steph. Au montage, puisqu’on n’avait aucune contrainte, on s’est dit : « on suit les images ». Elles étaient belles, elles racontaient une histoire. C’était impossible de les couper pour leur donner du sens ou un sujet documentaire. Puisqu’on n’avait pas d’argent, on avait le privilège et la liberté de pouvoir faire ce qu’on voulait.

Comment s’est créée la relation entre Giacomo et Steph, ta petite sœur ?

Ça s’était déjà créé avant le film. Je connais Giacomo depuis qu’il est tout petit, c’était le petit frère de mon meilleur ami du lycée, donc je l’ai vu grandir. À l’époque déjà, il connaissait très bien ma sœur parce qu’ils étaient gamins en même temps. Ils se souvenaient d’avoir joué ensemble, un peu comme des cousins. J’ai donc reproposé la même chose un peu plus tard : ils ont joué ensemble devant la caméra.

Cette façon dont le projet a évolué dans une direction complètement différente, est-ce quelque chose qui a également eu lieu pour ton deuxième long-métrage, Bientôt les jours heureux ?

Pour Bientôt les jours heureux, c’était très compliqué. J’ai toujours écrit des projets immenses sur le papier. Je veux tout faire, quoi ! J’aime avoir la liberté au montage d’explorer plein de pistes différentes : des dérives, des fausses pistes, des moments où j’amène le spectateur ailleurs et puis hop, je le reprends. J’aime avoir la possibilité de faire une énorme fresque avec très peu de moyens. Pour Bientôt les jours heureux, j’avais un peu les mains liées parce qu’il y avait bien plus d’argent que pour L’été de Giacomo, et je n’étais pas du tout capable d’occuper le rôle qu’on m’avait donné pour gérer tout cet argent. Donc je me suis pris les pieds dans le tapis. Je n’ai pas pu suivre toutes les pistes que j’avais écrites et qui étaient extraordinaires : il y avait des loups qui attaquaient, des bergers… Sauf qu’on était 25 dans l’équipe et on tournait en 35 mm, c’était impossible ! Il fallait respecter les horaires, l’équipe était syndiquée, on ne pouvait pas s’éloigner… Donc j’ai dû faire avec ce que j’avais, c’est déjà pas mal. Mais je crois que le film porte la trace de cette de cette histoire de production. J’étais encore en train d’apprendre ce que c’est que d’être un réalisateur, et un réalisateur dans une grosse équipe. Je ne voulais pas ce rôle-là, en fait.

Qu’en est-il pour Les Aventures de Gigi la Loi ?

C’était complètement différent. J’ai non seulement choisi les acteurs et l’équipe pour des raisons techniques, mais surtout humaines. C’était une petite équipe de dix personnes, chacun était spécialisé dans une discipline mais tout le monde faisait un peu de tout. C’était bien pour le film, mais aussi pour les acteurs, parce qu’ils étaient complètement pris à l’intérieur de cet esprit horizontal. Les conditions étaient réunies pour que je puisse suivre mes instincts. J’avais un scénario, mais seule la structure est restée, on a oublié le reste avant le tournage. Une fois qu’on a compris comment filmer dans la voiture, et qu’il fallait filmer Gigi de loin, on était libre sur le reste. J’ai enfin pu revenir à quelque chose que j’avais déjà expérimenté à l’école, à savoir ne faire qu’une seule prise par plan. Ensuite, on continue, on fait autre chose. Comme ça, on avait plein de possibilités au montage, qui a été un grand bonheur. Je ne pensais pas être ému par un simple champ-contrechamp tout simplement parce qu’il arrive à 30 minutes. Et ça marche. Donc ça, c’est un petit parcours d’apprentissage.

Dans Gigi la Loi, il y a un énorme jeu sur le hors champ. Est-ce quelque chose qui s’est décidé au tournage, ou plutôt au montage ?

C’est la conséquence directe de l’exigence du tournage. Tout a été filmé en plans-séquence. Un champ-contrechamp, c’est quand même contraignant en termes de temps, de fatigue, etc. Donc si on voulait en faire un, il fallait qu’il y ait une bonne raison. Parce que le film joue justement sur ce qu’on ne voit pas. Je ne voulais pas courir le risque de filmer des choses qui coûtent très cher et qui n’en valent sûrement pas la peine. Par exemple, l’élément déclencheur du film, c’est un suicide qui s’est vraiment produit. Comment tu filmes ça ? À l’écrit, il y avait un travelling latéral qui suit les personnages puis s’éloigne, la police scientifique qui découvre des morceaux de cadavres… Je me suis demandé si c’était ce que je voulais, et si je pouvais faire ça. Même éthiquement, ce n’était pas cohérent avec mon propos. J’ai donc filmé depuis la voiture, comme une sorte de caméra de surveillance. Et puis tout le reste, on le laisse dans le hors champ. C’est ce qui a donné la matrice du film, qu’on a ensuite pu décliner. Sur cette base, on a décidé de ce qu’on montrerait et ce qu’on ne montrerait pas. Les champ-contrechamp sont très rares, ils interviennent pour avancer un peu dans la narration.

Le hors champ amène une étrangeté un peu flottante, qui est ensuite explicitée dans plusieurs séquences : la traque en voiture, la scène du jardin.

Je savais qu’à un moment, cette accumulation de petites bribes hyperréalistes un peu brutes finirait par se transfigurer en quelque chose d’assez surréaliste. Le discours et le hors champ mettent le spectateur dans une certaine tension. J’avais prévu qu’il y aurait une séquence de rêve. Et ce moment doit se passer dans le jardin, qui est au centre du film. Je devais le filmer différemment. C’est la seule fois où j’ai tourné en freestyle à l’épaule, comme j’avais tourné mon film de fin d’études. On a éclairé le lieu, les personnages se couraient après dans le noir, c’était aléatoire ! Et il y a eu un orage, parce qu’à force de rester là, des choses se produisent. Et là, c’est ce qu’il s’est passé en quelque sorte, même si le côté artificiel est assumé. Dans ce rêve-là, tout est possible : l’éclairage, l’arrivée impromptue des personnages, un travail différent du son… Et même des effets de montage, comme le train qui passe à l’intérieur du jardin. C’est rigolo et magique.

Comment as-tu travaillé avec Gigi ? Tu disais tout à l’heure qu’il fallait le filmer de loin.

Au centre, il y a les personnes qu’on filme. Il faut les protéger et en faire un beau portrait. Je ne peux pas filmer quelqu’un que je n’aime pas, c’est impossible. Il y a ce rapport éthique à l’autre. Chaque personne amène ses contraintes. Par exemple, Gigi ne supporte pas la caméra, alors que c’est le personnage principal. Il fallait le filmer de profil, ou bien de très très loin. J’ai mis des optiques que je n’avais jamais utilisées : j’ai toujours tourné avec du 40 mm, mais là, j’ai mis du 100 mm, même plus. Pour moi, ce sont de grosses conquêtes ! Petit à petit, je suis en train de conquérir chaque élément de mise en scène. Un gros plan, ça se gagne. J’ai attendu mon troisième film pour faire un champ-contrechamp ! Parce que rien n’est donné d’avance, il faut qu’il y ait une vraie nécessité. Parce qu’au centre, il y a la personne et la relation qu’on entretient avec elle.

J’ai vu que tu préparais un quatrième long-métrage, dont le titre de travail est Serena. Qu’as-tu envie d’apprendre avec ce projet ?

Je suis encore en train d’écrire le scénario. Cette fois-ci, je me suis mis dans la catégorie « fiction ». Il faut donc respecter les codes de la fiction, ou en tout cas, les respecter assez pour qu’il y ait un malentendu et qu’on me donne de l’argent. Ce ne sera pas un film cher. Le nouveau défi, c’est d’abord le personnage central : c’est une jeune femme. Ce n’est pas facile pour moi, puisque je ne le suis pas. Me mettre dans la peau d’une femme, c’est un apprentissage magnifique, je trouve ça très dur et émouvant. Pour moi, le cinéma sert avant tout à apprendre des choses. On ne veut pas d’acteur professionnel. On a trouvé une fille qui pourrait être Serena, mais je ne suis pas encore sûr. Il faut qu’on se connaisse, qu’elle soit prête à avoir cette ambiguïté entre femme et homme. Parce que c’est quand même moi qui l’amène dans ce voyage !

L’autre défi, c’est que je vais enfin sortir du village ! Pour l’instant, je suis toujours resté à l’intérieur. C’est encore un film d’été, parce que j’aime bien l’été. La fille part en vacances, car elle n’est jamais partie en vacances pour de vrai. Donc c’est un petit film de vacances. Mais je suis encore en train d’écrire. Mon écriture se fait avec la réalité. Le scénario a été refusé parce que ce n’était pas assez précis, parce que je n’avais pas de personnage incarné. Donc maintenant qu’on a fait le casting, je peux lui tisser un rôle sur mesure.

Est-ce qu’il y a des cinéastes dont tu te sens proche dans ta façon de concevoir le cinéma ?

Il y en a plein, mais je ne vais pas les nommer parce que j’essaye de travailler mon propre style. Comme je le disais, il faut toujours gagner les éléments de mise en scène. J’essaye de me défaire de mes références parce que c’est un refuge et il faut que j’aie assez de courage pour assumer mes petites conneries. Même si ce n’est pas parfait, même si ce n’est pas comme les autres.


La rencontre a eu lieu le 30 janvier 2023 à l’ambassade italienne de Bruxelles. Merci à Avril Poirier pour la captation vidéo et la photographie d’illustration, Flavien Charles pour la captation sonore, ainsi que Nina Closson pour l’organisation de la rencontre.

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