Aftersun (2023) de Charlotte Wells

Avec mélancolie, Sophie se remémore les vacances d’été passées avec son père vingt ans auparavant : les moments de joie partagée, leur complicité, parfois leurs désaccords. Elle repense aussi à ce qui planait au-dessus de ces instants si précieux : la sourde et invisible menace d’un bonheur finissant.

© Condor Distribution

Léthargique fut cet été

Le geste est similaire à celui d’une chasse aux papillons. Lancés à la poursuite de l’un d’entre eux, nous nous estimons maintenant assez proches pour l’effleurer. Nous nous avançons encore un peu, retenant notre respiration, si fragile est cet instant. Mais l’insecte échappe à notre filet maladroitement amené et disparaît dans le vent. Nous relevons la tête, un peu frustrés, déjà un autre rattrape notre regard. Alors notre course folle reprend en sens inverse, avec autant d’entrain. Dans ce film, les papillons sont des souvenirs et l’épuisette est percée. Nous en sommes avertis dès le titre : after-sun, « après-soleil », ce qui nous sera donné à voir appartient au passé, ce n’est plus, l’astre a disparu. Replonger dans ce qui semble avoir été les dernières vacances avec son père, depuis le canapé de son salon, éclairée par la faible lueur du projecteur, Sophie s’y abandonne.

Cet été-là, la gamine qu’elle était et son jeune père Calum posent donc leurs bagages pour quelques jours dans un de ces hôtels touristiques aux rebords de piscine brûlants. Un exemple d’idylle en concentré : table de billard, bar avec bracelet pour boissons à volonté, bain de boue, mer, soirée karaoké, la liste est longue. Un lieu à la poésie particulière et paradoxale, un lieu de passage, de croisements sans attache, mais aussi une véritable parenthèse, un espace hors-du-temps. Un lieu universel qui aurait pu en être un autre mais dans lequel viendra pourtant se nicher toute la sensibilité du sujet. Alors on s’y oublie et on croit faire partie de ce duo. Leur relation est douce, enveloppante, Sophie est mûre pour son âge, ou peut-être est-ce Calum qui n’est pas si mature. Il n’empêche qu’ils ont trouvé un équilibre, le leur, il est ancré et semblerait pouvoir durer une éternité.

Le film s’illustre ainsi en un long flashback, contournant une possible labile mémoire en érigeant d’éparses enregistrements mini DV en guise de squelette narratif. Filmés par elle ou par lui, ils entraînent une charmante déstructuration du récit, une errance dramaturgique qui progresse par bribes, en mosaïque. Des scènes sans grand début, sans grande fin, c’est fluide. Dès lors, la forme choisie en vient à célébrer ce qui nous échappe – faute à trop de banalité. Qualifier l’instant présent du lieu est sans doute le tour de force de Charlotte Wells.  Elle nous livre un film minimaliste qui s’applique à dire sans forcément parler, à montrer sans forcément surligner. La mise en scène solaire et très sensorielle confie alors les subtilités du récit à d’infimes détails. De sorte que la densité des personnages y est formulée avec simplicité. De sorte que la torpeur estivale qui suinte des plans se déploie sous nos yeux par petites touches, à l’instar d’un album photo ou d’un carnet de vacanciers. De sorte que ces cartes postales filantes se révèlent être le pansement d’une désillusion. Et on ne saurait dire à quel point le lien qui les unit se consume là, au milieu de cette eau chlorée fumante sous le soleil, provoquant la condensation et l’évaporation d’une relation conjuguée au futur.

C’est à ce moment précis que le ciel se couvre et que le film peine à nous porter véritablement ailleurs.  Si encore Charlotte Wells avait su se tenir à cette première nuance du bonheur qu’elle instaure : un Calum qui se morfond dans un mal-être personnel dont on tolère l’absence d’explications et une Sophie qui grandit, qui veut passer du temps avec les plus âgés, ceux qui s’embrassent, qui boivent, qui pensent avoir déjà bien vécu. Si encore Charlotte Wells avait su se contenter de cette touchante scène de karaoké qui dénote des autres films de vacances, utilisée totalement à contre-emploi. Travailler l’incision seulement, laisser infuser dans l’air le soupçon d’une inquiétude, sans chercher plus. Mais sans doute la réalisatrice a perdu foi en ces grands films que Rohmer a su nous offrir. Car, dans un aveu d’impuissance inconscient, Charlotte Wells opte pour une seconde trame narrative étouffante de mystère. Le spectateur se retrouve alors avec trois rapports à l’image : un très proche, à la première personne, presque organique (le caméscope), un second, intime (la caméra omnisciente qui capture leurs moments privilégiés et comble les trous des souvenirs) et un troisième, cette seconde trame narrative, dans lequel nous sommes totalement mis à distance. On y voit Sophie désormais adulte fixant son père en détresse dans un concert aux lumières froides, coincé parmi des corps sans chaleur. Cette scène s’insère de manière répétitive et maladroite, contaminant et déforçant le film en nous refusant toute explication. C’est d’un artifice rageant, indigeste, frustrant surtout : les vacances avaient si bien commencé.

Aftersun de Charlotte Wells / Avec Paul Mescal, Frankie Corio, Celia Rowlson-Hall / Sortie le 1er février 2023.


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