Voyages en Italie (2023) de Sophie Letourneur

Sophie convainc Jean-Fi de partir quelques jours en vacances sans leur enfant pour tenter de sauver leur couple. Elle veut voir l’Espagne, lui comme à son habitude, l’Italie ; finalement, ce sera la Sicile.

© Météore Films

Voyage en terrain connu

Le récit prend sa source dans un voyage de Sophie Letourneur avec son compagnon, retranscrit ici dans ses détails les plus ordinaires. La réalisatrice commence par filmer la préparation du voyage et tous ses questionnements triviaux : Où allons-nous ? Quel hôtel ? Quelle compagnie aérienne ? Qui va garder l’enfant ? Une fois ces questions réglées, nous voilà en Italie. Mais si l’on pensait échapper à la banalité du quotidien, ce voyage n’en est que la continuité. Le banal n’est plus à Paris, mais en Sicile.

Si Letourneur filme le voyage comme prosaïque, elle filme aussi nécessairement ses voyageurs, le délitement de leur couple, avec en son sein un sentiment très ordinaire : l’irritation. Ils s’agacent, ne sont jamais d’accord sur la marche à suivre, hésitent, se demandent ce qu’ils doivent ou vont faire. Quand l’un semble enfin profiter, l’autre impulse un départ et vice-versa. Leur indécision et leur nervosité imprègnent le film qui, comme eux, ne tient plus en place.

Cette indécision, cette incapacité à s’aligner sur le même désir (quand Sophie veut coucher avec Jean-Fi, Jean-Fi ne veut pas, et quand Jean-Fi veut, c’est Sophie qui ne veut plus) offre une représentation bien plus fidèle de ce qu’est la vie de couple et sa fin potentielle qu’une comédie romantique habituelle. Ici, pas de grandes scènes d’engueulades dans les larmes ou d’amour intense dans les rires. Juste la banalité et ce qui fait qu’un couple se crispe : les petits détails, les habitudes irritantes, le banal.

Aux deux tiers du film se produit une rupture. Letourneur filme Sophie et Jean-Fi dans leur lit conjugal parisien. Le temps est passé, les deux se remémorent leur voyage italien : depuis le début, nous étions en train d’assister aux souvenirs tronqués qu’ils en avaient. La partialité du couple est inscrite dans la matérialité du film, dans son montage et, dorénavant, dans la tête du spectateur. Il n’est pas anodin que les « grands moments » d’émotion interviennent lors de cette mise en abyme, sur leur voyage et sur le film lui-même. Ces deux moments que sont la scène d’engueulade sur un bateau (le pinacle de la mauvaise santé du couple) et la scène de sexe passionné (le pinacle de la bonne santé du couple) auraient pu être des scènes larmoyantes. Mais en les inscrivant dans cette dernière partie, elles ne nous sont plus simplement montrées mais, nous le savons, minorées ou fantasmées par Sophie et Jean-Fi.

Ce procédé a surtout pour effet de remettre ces moments à leur place. Ils s’inscrivent dans une continuité de détails et d’instants ordinaires, aux côtés des autres souvenirs du couple. Prenons la scène de sexe. Sophie et Jean-Phi font l’amour dans leur chambre d’hôtel, puis arrive un plan d’un volcan en éruption, touche d’un étrange lyrisme dans une captation jusqu’alors assez crue du réel. Ils jouissent, le volcan aussi. Ce passage, d’une extrême puissance, serait à part dans la banalité de leur vie. Or, très vite, Letourneur le remet à niveau égal. Elle dézoome, le jaillissement de la lave ne devient plus qu’une flamme au milieu des lumières de la ville. La jouissive symbiose de deux corps amoureux et l’extraordinaire beauté d’une éruption volcanique reprennent la place qui leur est due. Au milieu de la magnifique banalité de la vie humaine, ce ne sont plus que des moments parmi d’autres, rangés avant un doseur de spaghetti aperçu derrière une vitrine d’un magasin italien ou après des règles salissant les draps de l’hôtel. Ce n’est pas que rien n’est marquant, c’est que tout l’est, ou plutôt que le moindre détail peut l’être.

Cette éruption traduit une dernière chose. Elle montre le déjà-là amoureux, enfoui sous la crispation du quotidien. Ce moment pourrait apparaître comme le renouveau de leur couple : la flamme s’est rallumée. Mais le volcan était depuis le début en activité. Le dézoom tend à minimiser ce jaillissement et montre une flamme tranquille là, au milieu de la ville. L’intensité des premiers temps n’est plus. Elle est maintenant un doux feu paisible réchauffant doucement les corps mais qui, comme le reste, est tout aussi beau et puissant, puisque tout l’est.

Revenons en arrière. Sophie conduit, Jean-Fi est sur le siège passager. Ils passent dans une série de tunnels et enchaînent des portions de routes sombres et lumineuses. Ces changements constants de luminosité obligent Sophie à enlever et remettre ses lunettes de soleil, qu’elle passe à Jean-Fi pour les reprendre l’instant d’après. Le film et leur vie conjugale sont une suite d’indécisions perpétuelles, de crispations, une suite d’ombres et de lumières, d’heures joyeuses et tristes, où un détail anodin, la banalité d’un geste ou d’un moment marque nos esprits autant que le leur, et prend place aux côtés de volcans, d’éruptions et de jouissances. Il est plaisant de voir que la fadeur apparente de nos vies donne de merveilleux films.

Voyages en Italie de Sophie Letourneur / Avec Philippe Katerine et Sophie Letourneur / Sortie le 29 mars 2023.


Publié le

dans

Tags:

Commentaires

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s