
L’effroyable charme de l’ivresse
Sur le ciel crépusculaire du Nicaragua se détache un arbre métallique rouge constellé d’ampoules. Il est de ces « arbres de la vie », spirituels, inspirés de Klimt, qui ornent les rues de la capitale. La caméra épouse sa forme dans un mouvement qui, semble-t-il, est celui d’un regard. Bientôt ses yeux se dévient et révèlent une seconde structure aux branches enroulées, mais aux ampoules cassées et à moitié brûlée. Car ces arbres symbolisent avant tout le pouvoir présidentiel sans partage et ésotérique. Le mélange de couleurs qui bave ; c’est l’illusion d’une paix et surtout la trace d’une colère encore chaude, d’un pays au bord de la guerre civile. Le corps de Margaret Qualley quitte celui de la caméra pour entrer dans le champ. Et l’innocence qu’elle dégage, frêle, vêtue d’une petite robe d’été, contraste avec le pessimisme de la scène. D’emblée les enjeux nous sont soufflés : Trish n’a rien à faire là, témoin d’un combat qui n’est pas le sien, elle est le grain de sable parmi les cailloux et risquerait bien de se faire écraser.
Mais Claire Denis balaye aussitôt le climat géopolitique révolutionnaire – pour nous replonger sans subtilité dans la période Covid-19 – et estompe, à travers une narration nébuleuse, cette impression d’un personnage vulnérable car échoué. Elle la fait s’évaporer pour ainsi mieux la ressortir. Dès lors, la séquence suivante nous brosse le portrait « officiel » de la protagoniste, celui auquel on doit s’attacher. Dans les toilettes d’un restaurant miteux, elle lâche quelques larmes puis se ressaisit et se fait de marbre quand l’homme auquel elle voulait échapper frappe à sa porte. « Ça y est t’as joui ? » soupire-t-elle un peu plus tard au lit. L’homme est un policier et elle, elle doit retrouver son passeport et se barrer. Alors c’est autour de cette prétendue journaliste américaine sans papier engluée au Nicaragua que Denis décide de tisser son intrigue, c’est à elle qu’elle choisit de nous lier. Aussi séduisante qu’exécrable, Margaret n’a semble-t-il pas vraiment quitté le personnage de hippie délurée que lui avait écrit Tarantino pour Once upon a time in Hollywood. Mais la rumeur de la Tinseltown n’est ici plus qu’un vague souvenir, disparue au profit d’un huis clos implicite. On y retrouve la mise en scène hostile à ses personnages aperçue dans High Life, qui exploitait les enjeux dramatiques que peut motiver l’enfermement de criminels dans une capsule spatiale. Stars at Noon, bien que sur Terre, n’est pas moins radical dans son rapport à la prison tant la solitude de Trish y est parfaitement capturée : elle est coincée et c’est autant à elle qu’à nous d’essuyer les refus de se voir accorder un passeport et quelques dollars.
Au stade de pré-burn-out, lors d’une soirée poisseuse ordinaire, elle croise un jeune britannique (Joe Alwyn) en quête d’investissements. La technique d’approche de la jeune fille désinvolte est maîtrisée ; de toute façon, seuls l’alcool, le sexe et la clim’ permettent d’oublier, de s’oublier, de partir loin. « Tu as la peau si pâle, j’ai l’impression de me faire baiser par un nuage », lui lance-t-elle enroulée du corps de cet inconnu prénommé Daniel. Inconsciemment le lien se crée, « est-ce qu’on va se revoir ? », « again and again » confesse-t-elle. Son côté opportuniste persiste, elle l’a flairé par intérêt.
Sans grand suspense alors, ils sont amenés à se recroiser – ligne scénaristique prévisible que Denis tente de camoufler par un conflit à base de filature. Sans grand suspense alors, la jeune expatriée, qui n’abandonne pas son laisser-aller, va servir de guide, voire de sauveuse à ce jeune anglais naïf – dans une tentative ici de dissimuler des rapports homme-femme stéréotypés. L’intrigue prometteuse (exploitant le sensoriel et des allures de thriller), qui n’était pas encore bien installée, dévie brusquement pour s’attarder sur la rencontre, la romance, la passion. Denis nous livre alors un film d’amour contemporain qui se voudrait moins gras, voire plus intense, car naïvement dépaysé dans un pays latino-américain aux airs d’épaves, et déployé dans une narration qui saute d’aparté en aparté, flottante, envoûtante par moments mais le plus souvent soporifique.
En revanche, et Beau Travail ne nous démentira pas, Denis sait filmer les corps. Elle sait saisir l’étincelle qui surgit au contact des peaux moites, elle sait suivre le mouvement d’une main dans des cheveux trempés par la sueur. L’épiderme se joint à la torpeur en un délicieux mélange qui suinte de ces plans aux cadrages intenses. Mais, là encore, les muscles roulants des bras de Trish qui relève ses cheveux devant un ciel de feu, nous font admettre qu’en clichés visuels doucereux, rien ne manque. À la différence de Serra qui évite la carte postale figée pour mélanger les lapalissades avec un paradis perdu et crépusculaire, là où Pacifiction nous emportait justement par l’absence de tenants et d’aboutissants de son scénario, Stars at Noon reste inatteignable. Peut-être par peur d’abîmer ses personnages, par volonté de conserver leur beauté et leur jeunesse contrastant avec le décor. Les séquences semblent conçues pour rejoindre les états intérieurs du jeune couple, alors les corps s’effritent en se frottant et le film s’épuise en avançant. Trish était sensée s’immerger sans se fondre mais Denis décide de faire resurgir l’image d’ouverture, balayant toute nuance.
« Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle
Sur l’esprit gémissant en proie aux longs ennuis,
Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits »
– Les Fleurs du mal, Charles Baudelaire
Ainsi Des étoiles à midi flirte avec le spleen baudelairien par excellence. En y distillant cependant un paradoxe : celui qui incombe un ciel pur pour distinguer des étoiles en journée, celui qui stipule que voir les astres en plein jour revient à croire des choses invraisemblables – ce choix de titre fait-il alors le procès de Trish ou s’adresse-t-il à nous, spectateurs, quémandeur d’un peu d’indulgence ?
Stars at Noon de Claire Denis / Avec Margaret Qualley, Joe Alwyn, Benny Safdie / Sortie le 14 juin 2023.
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