
Contagion
« Quand quelqu’un dit que la Russie est pour les Russes, je me dis : « C’est quoi ces conneries ? » Tout le monde sait que la Russie, c’est pour les gens tristes. »
Le titre sonne comme une tragédie. How to Save A Dead Friend s’ouvre sur les immeubles grisâtres et sinistres de Butovo, quartier mal famé en banlieue de Moscou. La réalisatrice, bouleversée, se rend à l’enterrement de son ami Kimi. S’ensuit alors le parcours de cette longue relation de dix ans, teintée de mal-être et de désespoir, à travers un montage d’archives passionnant.
Comment sauver un ami déjà mort ? Comment s’en sortir lorsqu’on subit ses conditions de vie et sa culture, dans un pays aux horizons limités ? Le rock et la drogue semblent être des exutoires tout trouvés pour Marusya et ses amis : les concerts sont de véritables parenthèses euphoriques, transformant les détresses de chacun en une énergie débordante et explosive, accentuée par les effets des substances. Et puis il y a le quotidien, fait de doutes et de morosité, que la cinéaste et Kimi choisissent d’affronter ensemble,
How to Save a Dead Friend touche d’abord par la spontanéité de son filmage : Marusya cherche en permanence quoi capter, zoome sur les yeux de son bien-aimé, pose sa caméra sur une chaise pour se mettre en scène. Les plans n’ont jamais de valeur symbolique, ils sont presque toujours tournés vers l’entourage de la jeune femme. Plusieurs interactions sont d’une pureté éblouissante, à l’image de cette scène où Kimi reste aux côtés de Marusya en pleurs et fume en attendant qu’elle se calme. Le couple garde néanmoins une certaine pudeur : jamais il ne sera question de sexualité, et les sentiments sont rarement explicités.
Le montage oscille entre une détresse profonde et un étonnant sens de l’humour, montrant par exemple une succession d’images de stock pour illustrer différentes façons de se suicider. Mais deux fantômes hantent le récit : celui de Poutine, icône d’un pouvoir répressif et immuable dont on aperçoit les méthodes violentes au détour de quelques manifestations, et celui de la dépression, qui quitte peu à peu Marusya pour hanter Kimi après avoir atteint son frère.
Le film achève sa métamorphose lorsque le jeune homme enchaîne les séjours en centre de désintoxication et en hôpital psychiatrique, puni pour avoir tenté de contourner les règles. Le jeune homme s’est fait passer pour fou afin de toucher des allocations, mais dans un pays où l’oppression fait loi, rien n’est gratuit. Dès lors, la réalisatrice cesse d’ironiser sur son mal-être et préfère filmer tendrement un proche en pleine destruction jusqu’à l’inévitable conclusion. How to Save a Dead Friend est une tragédie romantique profondément touchante dont le constat désabusé sonne comme l’appel à l’aide de toute une génération.
How to Save a Dead Friend de Marusya Syroechkovskaya / Sortie le 28 juin 2023.
L’article a initialement été publié en avril 2022 pendant le festival Visions du réel.
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