
Vous avez commencé à vous filmer à 16 ans. Quand est-ce que le projet de faire un film est véritablement né ?
Lorsqu’on suit quelqu’un avec sa caméra pendant plus de trois jours, on commence à fantasmer. Très vite, l’idée de faire un film sur nos vies est venue. Je n’avais pas de concept ni rien, je le filmais juste. Lui aussi me filmait, de temps en temps. J’évitais juste de le filmer lorsqu’il était complètement ailleurs ou défoncé, je ne voulais pas le montrer sous un angle négatif.
Dans quelle mesure cette histoire est-elle générationnelle ?
Nous sommes évidemment ancrés dans notre génération. Bien sûr, tout le monde n’est pas dépressif ou junkie, mais notre histoire n’est pas unique. Tant de personnes ont les mêmes problèmes de santé mentale ou de consommation abusive de drogues, leurs amis qui se suicident, etc. Malheureusement, ça dépasse notre simple histoire à nous.
Le fantôme de Poutine hante le film : on le voit souvent à travers la télévision, lors des vœux du Nouvel An.
D’un côté, c’est une façon d’indiquer le temps qui passe. Mais je trouve ça très intéressant car ça montre que, même si le temps passe, on voit toujours les mêmes visages dire les mêmes choses. C’est comme si le temps s’arrêtait mais que, paradoxalement, il continuait. C’est vraiment une façon étrange d’appréhender le temps. Je trouve que les vœux du Nouvel An sont particulièrement caractéristiques de ça. Au début du film, Poutine était jeune, mais il a vieilli.
La liberté d’expression était-elle aussi encadrée à l’époque que maintenant ?
Toute ma formation artistique était en Russie : j’ai fait une école de documentaire, du théâtre documentaire, et une école davantage tournée vers la fiction. Petit à petit, la Russie est devenue de plus en plus répressive. Maintenant, c’est une dictature pure et dure. Ça n’a pas toujours été comme ça, c’est arrivé petit à petit.
Comment la famille de Kimi a-t-elle réagi à ce projet ?
La famille de Kimi était habituée à ce que les filme, personne n’y faisait vraiment attention. Son frère a vu le film, il m’a accompagné à une avant-première. Depuis 2016, il a arrêté de se droguer, il a un travail, sa vie a complètement changé. Lors d’une session de Questions/Réponses, il y avait plus de questions pour lui que pour moi ! La mère de Kimi a décidé de ne pas regarder le film, parce que ce serait trop difficile émotionnellement pour elle. Evidemment, je le comprends et je le respecte. Dans ma famille, ma grand-mère a regardé le film et a beaucoup aimé, elle l’a revu plusieurs fois. Mon père l’a aussi vu et a aimé. Et comme vous l’avez vu dans le film, on ne parle pas vraiment de nos sentiments et des choses difficiles ! Ma mère ne l’a pas encore vu. Je suis trop nerveuse de lui montrer.
Comment avez-vous eu du recul sur la matière au montage ?
C’était très difficile, surtout au début, parce que c’est très personnel. Mais j’ai fini par obtenir cette distance à force de regarder la matière plusieurs fois, et lorsque j’ai commencé à réfléchir à comment raconter une histoire. Ce qui m’a beaucoup aidé, c’est que ce soit un film sur Kimi, je suis bien plus derrière la caméra que devant. Mais ça restait très difficile. J’ai travaillé avec un monteur incroyable, Qutaiba Barhamji, qui est d’origine syrienne et qui vit à Paris. Il a vécu pendant plusieurs années en Russie, donc il connait le contexte mais il a aussi une autre perspective, ce qui était important pour moi. C’est une des premières personnes vers qui je suis allée quand j’ai compris que je voulais faire ce film. Je suis contente que ça ait aussi bien fonctionné.
Est-ce qu’il y a des réalisateurs qui vous inspirent ?
J’adore Bruce LaBruce, aussi bien ses films que son approche de la vie. Il m’inspire beaucoup. Sinon, quand j’étais adolescente, j’ai été particulièrement impressionnée par Nowhere de Gregg Araki. C’est le film qui m’a donné envie de poursuivre avec How to Save a Dead Friend. Quand je l’ai vu, je me disais « on peut vraiment faire des films comme ça ? » J’aimais aussi beaucoup les films de Harmony Korine. Je pense que ce sont des cinéastes qui ont forgé la façon dont je vois le cinéma.
Ce sont des films très punk !
Oh oui ! Surtout Bruce LaBruce, c’est le plus punk des punk, l’énergie punk la plus pure ! Mais adolescente, j’ai aussi regardé du Tarkovski. J’aime beaucoup son cinéma, je pense que mon préféré est Le miroir. Peut-être parce que c’est son plus personnel, et j’aime beaucoup l’art personnel. En réalisateur plus contemporain, j’aime beaucoup le travail de Kantemir Balagov. Il est très jeune, il a réalisé seulement deux longs-métrages à ce jour, qui sont passés à Cannes.
Ce premier long-métrage couvre une grande partie de votre vie. Où est-ce que vous auriez envie d’aller, à présent ?
Je veux faire quelque chose de différent. Je n’aime pas faire deux fois la même chose. J’ai plusieurs idées, mais je ne suis sûre de rien. J’aime beaucoup les documentaires, j’aimerais peut-être essayer quelque chose d’hybride…? Je ne sais pas, on verra. En ce moment, je suis plus orientée vers le documentaire, mais j’aimerais essayer la fiction.
Êtes-vous contente de la réception du film ?
Je ne m’attendais pas à ça, qu’une histoire si personnelle résonnerait avec autant de vécus dans différents pays. Je pense que ça montre qu’en un sens, notre histoire est universelle, que partout, les gens gèrent leurs merdes à eux. Quand j’étais adolescente et dépressive, je me sentais seule et aliénée. Et j’espère que mon film aidera ceux qui étouffent et qui se sentent seuls à voir un peu d’espoir dans l’avenir.
La rencontre a eu lieu le 21 juin 2023 à Paris. Merci à Emilie Frydman pour la captation sonore et à Anne-Lise Kontz pour l’organisation de la rencontre.
Article relié : How to Save a Dead Friend (2023) de Marusya Syroechkovskaya
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