Passages (2023) de Ira Sachs

L’histoire de deux hommes qui sont ensemble depuis quinze ans et ce qui se passe quand l’un d’eux a une liaison avec une femme.

© SBS Distribution

Cette ultime symbiose laissera un goût amer

Ton visage est devenu moche, lui lance Agathe.
Rends-moi beau à nouveau, réplique Tomas, désespéré.

Il y a dans ces mots la confession d’un besoin vital de l’autre, la révélation de sa présence charnelle en corollaire d’un bien-être existentiel. C’est la peur d’un manque qui mènerait à la perte de soi, qui pourrait annihiler jusqu’à la beauté physique. C’est l’aveu crié d’une dépendance et c’est, par analogie, la considération de l’autre comme une béquille indispensable à son propre corps. Préférer ici le terme de « béquille » à ceux de « prolongement » ou « d’extension » – qui insinuent un élancement, une certaine fluidité – est significatif du rapport aux autres instable et malsain qui saisit Tomas dans sa sphère la plus intime. Car ne chercher en eux qu’un moyen de combler un amour propre laisse souvent apparaître en transparence une profonde solitude, voire une immense tristesse.

Avec ce dernier long-métrage, Ira Sachs (déjà repéré à Cannes, Berlin et Sundance) nous transporte dans un Paris aux apparences romantiques, presque cliché. C’est la carte postale rêvée, les belles illuminations, les belles rues, les beaux gens revêtus de magnifiques vêtements. En décidant de coller au plus près à cette vision fantasmée de la capitale, Ira Sachs s’écarte paradoxalement du typique touriste baveur d’émerveillement : loin d’être dupe, s’il rend l’extérieur si alléchant et attractif, c’est pour mieux en contraster l’intérieur, donnant à voir des corps et des esprits gangrenés, pris au piège, définitivement stuck. Le mélange de couleurs bave et la pomme, luisante, dissimule en réalité un cœur des plus pourris, perverti par le temps qui passe, par la vie qui se consume. De ce fruit piégeur, il se pourrait que Tomas (Franz Rogowski) en soit l’incarnation personnifiée.

L’incipit est efficace dans la caractérisation du protagoniste : un film est en train de se tourner, la scène est sans intérêt dramaturgique. Pourtant, Tomas – réalisateur – chipote sur le moindre détail. Il s’impatiente, hausse le ton, devient irritant et finit par craquer. Maladif d’exigence, capricieux, autocentré ; Ira Sachs lui accole ces adjectifs depuis plus longtemps encore que la brèche temporelle propre au film car « [Tomas] tu le sais que tu es comme ça à chaque fin de tournage » lui rappelle Martin (Ben Whishaw), son petit ami de longue date. Soit. Nous aurons donc à faire à quelqu’un d’odieux et de manipulateur, malgré le charisme naturel de l’acteur, la sensibilité de son regard et la chaleur de sa voix. Un personnage antipathique et pourtant non pas dénué de valeurs (qui s’estiment à la justesse de ses échanges et à sa spontanéité sans faille). Un homme revêtu de crop-tops hauts en couleurs, au centre d’un triangle fade et déformé, qui compte pour troisième sommet Agathe (Adèle Exarchopoulos).

Fort de ne pas seulement imiter le manichéisme de son protagoniste, le scénario évite l’ennui, contourne le bâillement. Car si Tomas passe sournoisement de Martin à Agathe à l’instar d’une balle de ping-pong, la dramaturgie se frotte au sentiment complexe qu’est l’amour. Dans une narration en tiroirs, timidement tirés à l’instar d’un effleurement de trois épidermes, le film épouse l’adage classique du fuis-moi je te suis, suis-moi je te fuis en l’agrémentant d’un magnétisme encore plus vorace, l’attrait de la chair voire un possible opportunisme. Tomas sait amadouer, berner, il consomme et consume ses proches. C’est sa manière de vivre, c’est sa manière d’aimer, toujours de « passage », insatiable. Chateaubriand avançait déjà que « l’âme de l’homme se fatigue et jamais elle n’aime longtemps le même objet avec plénitude ». Alors Passages pourrait s’apparenter à un Jules et Jim contemporain et inversé, moins réciproque mais plus érotique et plus cruel.

Il reste dommage que cette sous-intrigue de réalisation d’un film, éponyme au titre, ne franchisse pas même le stade de mise en abyme et se fasse simple voie de secours pour justifier une énième absence nocturne de Tomas ou pimenter un peu le sexe quand celui-ci se pratique animalement dans les bureaux de la post-production. Idem sur les personnages gravitant autour de Tomas qui ne sont sans doute pas assez creusés et permettent de le conforter dans les rôles de « marionnettes » qu’il leur prête. L’assouvissement de son addiction relationnelle peine ainsi à nous convaincre réellement à l’instar de sa soi-disant rédemption qui flirte avec le pathos. Peut-être Ira Sachs aurait-il dû faire confiance à ces deux personnages secondaires et à la structure d’un film choral… car il se sait que la solitude n’est jamais plus cruelle que quand l’être est entouré. Le peu d’échange de regards saisit dans le même plan reflète un triste constat : ici, on aime solitairement. Et s’il manque un rebond à la balle de ping-pong, personne ne sera présent pour la remettre en jeu.

Passages de Ira Sachs / Avec Franz Rogowski, Ben Whishaw, Adèle Exarchopoulos / Sortie le 28 juin 2023.


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