
Pas de vérité sans vertige
Les personnages féminins du grand écran ne sont plus seulement des archétypes d’émancipation, mais des êtres d’ambition, suspectes de leur succès. De meneuse à menteuse, les héroïnes deviennent souvent des portraits caricaturés d’ambiguïté.
En 2022, le festival de Cannes récompensait déjà une œuvre questionnant les dynamiques de genres. Dans Sans Filtre de Ruben Östlund, un matriarcat se mettait en place sur une île déserte. Anatomie d’une chute montre un couple dont les années juvéniles ont vite été lacérées par une routine morose. Face aux impératifs du travail et de la vie familiale, n’importe quelle scène de la vie quotidienne peut devenir une éruption de frustration et de violence. Le procès de l’héroïne principale tente de comprendre la chute d’un corps, d’un couple, mais aussi d’une société dans laquelle les rôles s’égalisent timidement.
Le traditionnel schéma familial n’est pas configuré pour la réussite féminine : si Sandra s’en sort mieux que son mari, son succès est jalousé, mal perçu car incompatible avec son statut de mère. Le procès prend une nouvelle tournure : de quoi condamne donc exactement l’accusée ? Justine Triet révèle les rouages d’un inconscient collectif pour lequel la liberté reste marginale. Un écrivain raté pour mari, un homme maladroit comme avocat ; face à la médiocrité des personnages masculins qui l’entourent, Sandra détonne presque monstrueusement. À la fois maternelle et indépendante, sensuelle mais dépassée, la performance de l’actrice Sandra Hüller est particulièrement convaincante pour épouser les ambivalences de l’héroïne.
Le doute ne concerne plus seulement la victime, mais aussi le système même de la justice. Les moindres détails sont auscultés : le morceau de 50 cent PIMP est qualifié de misogyne, Sandra est accusée de plagiat. Les étiquettes fusent tandis que la réalité semble inatteignable. Tout ne devient que question de vision, perception, le témoignage est voué à être transformé en évasive vérité générale jouant sur les mots. Comment juger des preuves qui ne sont que des fragments ? Comment comprendre une vérité traduite ? Le verbe « croire » est scandé de tous les côtés, confirmant l’idée d’une vérité fuyante, conférée dans un perspectivisme qui ne permet pas la justice.
Le spectateur se retrouve aussi perdu que le personnage de Daniel : coupable ou innocente, les deux opposés s’imposent avec la même évidence selon les moments. La quête de vérité se transforme en grand vertige dans lequel n’importe quelle expérimentation se justifie. Le perspectivisme est infranchissable : on choisit la vérité que l’on veut transmettre. Les paroles, aussi friables qu’elles soient, font office de perceptions. Daniel a choisi l’issue du procès, mais que reste-t-il ? La chute d’un couple, d’un masque social, un étrange vertige face à la vérité qui ne se montre pas, puis devant un banal retour à la réalité.
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